« Que puis-je savoir? » « Que dois-je faire? » « Que m’est-il permis d’espérer? » Depuis quelques années, la philosophie à la cote à la Bourse des idées. On la trouve partout. Elle a ses festivals, ses magazines, ses cafés, ses universités populaires… et ses héros médiatiques (Michel Onfray, Luc Ferry, Alain Finkielkraut, André Comte-Sponville) qui vendent leurs livres par dizaines de milliers d’exemplaires.
Dans ce domaine, le succès paraît toujours un peu suspect tant la matière demande d’amples connaissances et une certaine « patience du concept ». On aura tôt fait d’y voir un ersatz de pensée plus proche du café du commerce que de la réelle réflexion.
La critique d’une philosophie enfermée dans sa tour d’ivoire
Le jugement serait pourtant trop sévère. Ainsi, l’émission de France Culture, les Nouveaux chemins de la connaissance, animée initialement par Raphaël Enthoven puis par Adèle Van Reeth ne cède en rien à l’air du temps en consacrant presque une heure quotidienne à discuter des auteurs et des thématiques les plus ardus en compagnie des meilleurs spécialistes universitaires. C’est néanmoins un succès qui ne se dément pas depuis des années.
Et puis, n’a-t-on pas jadis assez critiqué « l’élitisme » d’une philosophie enfermée dans sa tour d’ivoire, pour lui reprocher à présent son ouverture à un large public, avec les inconvénients inhérents à l’exercice ?
En fait, ce débat est présent dès la naissance de la philosophie. Socrate, sa figure emblématique, déambulait sur l’agora – nos médias actuels en quelque sorte – pour interroger les uns et les autres sur ce qu’ils pensaient de tel ou tel problème. Et déjà Platon le faisait polémiquer avec les sophistes, ces faux philosophes, mais ces vraies stars, souvent brillantes, comme Gorgias, mais qui ne se préoccupaient pas tant de vérité – c’étaient déjà des relativistes – que de gagner de l’argent par leurs beaux et efficaces discours.
Une popularité qui favorise les stars
Seul inconvénient de cette popularité actuelle de la philosophie est qu’elle favorise surtout les stars. Pourtant, d’autres philosophes méritent d’être distingués. Voici donc quelques exemples d’ouvrages de ces « oubliés » parus ces derniers mois. Un choix subjectif qui couvre une large palette de sujets.
Si de nombreux lecteurs potentiels de la philosophie sont impressionnés par ces Everest de la pensée que sont les grands auteurs et redoutent d’en entamer l’ascension, pourquoi alors ne pas commencer par… un manuel ? Si « Un chemin de liberté, la philosophie de l’Antiquité à nos jours » (Editions Berg International), signé par Damien Theillier et Augustin Celier, s’adresse en premier lieu aux élèves des classes terminales et préparatoires, il a toutes les qualités pour séduire un public de néophytes hors de la sphère scolaire, grâce à la clarté de son exposé vivant, sobre et synthétique.
Le choix de la chronologie
Cet ouvrage est d’abord le fruit d’une pratique de plusieurs années d’enseignements. Damien Theillier, professeur dans les lycées parisiens de Stanislas et de Franklin, et Augustin Celier, qui fut son élève, proposent un déroulé dont la méthode a été « testée » et améliorée auprès de dizaines d’élèves.
Ensuite, contrairement à la plupart des manuels actuels qui optent pour une présentation par notions, comme le veut le programme, les auteurs ont fait le choix de la chronologie. Une telle approche permet d’éviter certains anachronismes – historiques et conceptuels – mais aussi de comprendre comment les différents philosophes ont répondu, dans leurs contextes historiques, à des problèmes et des controverses posés par leurs prédécesseurs.
Pour autant, il ne s’agit pas d’une simple histoire de la philosophie, mais plutôt de comprendre le travail de la pensée à l’œuvre. Par exemple, dans sa polémique avec Emmanuel Kant sur le fait de savoir s’il est fondé de mentir pour le bien, Benjamin Constant pense une telle question à la lumière la Terreur, ce moment de la Révolution française où a régné l’arbitraire.
Nous ne vivons pas dans le même monde que celui d’Aristote
Ainsi, la façon dont ont été conçues des notions comme la démocratie, la liberté ou l’homme se retrouve d’emblée problématisées sur un mode plus rigoureux parce que nous ne vivons pas dans le même monde que celui d’Aristote, de Descartes et de Hegel.
D’autant que le manuel propose, pour terminer, un chapitre conséquent fournissant des connaissances de « culture générale », qui permettent d’élargir la réflexion philosophique à d’autres domaines : les religions, les sciences dures et humaines, la technologie, l’Etat moderne et le droit, ou encore le sujet.
Aussi le choix de la chronologie manuel fournit de façon didactique tous les éléments pour favoriser l’autonomie de la réflexion du lecteur pour qu’il puisse à son tour « penser par lui-même »
Au final, ce manuel offre un solide socle pour pouvoir tracer son propre chemin selon ses goûts et ses désirs dans le corpus philosophique, afin de « penser par soi-même » les questions de vérité et de liberté, fondatrices de la philosophie.
Celui qui sait qu’il ne sait rien
Mais revenons au début, c’est-à-dire à ce singulier personnage qu’est Socrate. Cet Athénien, laid, courageux et qui sait qu’il ne sait rien, dont le questionnement inlassable des jeunes gens sur l’agora est une quête de vérité n’a pas fini de nous interroger, nous Modernes. Et en premier lieu, parce que c’est un régime démocratique qui l’a condamné à mort. Le maître de Platon, qui sera accusé de par ses discours d’offenser les Dieux et de corrompre la jeunesse, est en effet un subversif, ou plus exactement un « poisson-torpille », comme le dit son disciple Ménon.
C’est cette référence, devenue une véritable image d’Epinal, que l’historien Paulin Ismard examine dans « L’événement Socrate ». Cette mise à mort de Socrate – comme celle de Jésus sur la Croix – hante l’histoire occidentale. Et Paul Ismard fournit un travail érudit, mais qui se lit comme un roman, de mise en perspective historique. Il fait d’abord resurgir tout l’arrière-plan historique – les guerres médiques, celle du Péloponnèse et l’affrontement entre démocrates et oligarques – de ce moment fondateur de la philosophie bien plus complexe que ce que nous en dit Platon.
Le lien problématique entre philosophie et démocratie
Paulin Ismard reprend donc les pièces du procès dans son contexte et répond à ces questions : qui étaient donc les oligarques ? qu’y-avait-il derrière « l’impiété socratique » ? En quoi consistait la « corruption de la jeunesse athénienne » ? Et comment ce personnage hors normes fut interprété par le christianisme, la Renaissance, la Révolution française ou le marxisme ?
Car le procès fait à Socrate fut un motif de controverses et de vives polémiques jusqu’à la fin du XIXe siècle. De fait, le lien entre philosophie et démocratie si évident pour nous Modernes apparaît finalement problématique : les procédures qu’inaugure la première – recherche de la vérité, rationalité… – mettant à mal les pouvoirs et les pratiques de la seconde. Socrate n’est d’ailleurs pas un cas isolé à l’époque.
D’autres philosophes ont dû alors subir les attaques de la démocratie, comme le rappelle l’historien italien Luciano Canfora, spécialiste de l’Antiquité, dans un ouvrage trop méconnu : « Une profession dangereuse : les penseurs grecs dans la Cité » (éditions Desjonquères, 2000).
Un « précieux laboratoire »
Aussi, la persistance dans notre culture de la condamnation à mort de Socrate, montre que ce qui s’est joué à Athènes en 399 avant JC n’est pas tant « le lieu d’un miracle préservé de l’ordre du temps qu’on pourrait périodiquement faire revivre en se faisant les condisciples de Platon ou de Démosthène » mais plutôt un « précieux laboratoire » permettant de repenser la question urgente des « conditions d’exercice de la promesse démocratique », indique Paulin Ismard.
De nos jours, le sort de Socrate condamné à mort relèverait de l’impensable. Il est rare qu’un philosophe soit l’objet de persécution du pouvoir démocratique. Le général de Gaulle aurait, on s’en souvient, répondu à ses conseillers qui lui enjoignaient de faire arrêter Jean-Paul Sartre : « On ne met pas Voltaire en prison. » Outre-Manche, le pouvoir n’eut pas autant de scrupules pour faire incarcérer Bertrand Russell, pourtant philosophe éminent et petit-fils de ministre, qui s’opposait à la guerre de 1914.
Un sceptique rationaliste
En ces temps d’incertitudes, on redécouvre ce sceptique rationaliste, qui publia un « Eloge de l’oisiveté », tout en restant hyperactif jusqu’à sa mort, à presque cent ans. Son « Histoire de la philosophie », son « Autobiographie » ainsi que ses « Essais sceptiques » ont été réédités aux éditions Les Belles Lettres.
Ce Lord a été l’un des initiateurs au tournant du siècle dernier d’une révolution en philosophie s’inspirant des mathématiques, l’atomisme logique, qui applique au langage une analyse logique des propositions. Pour comprendre cette révolution, on suggèrera une BD, « Logicomix » (éditions Vuibert), centrée sur la vie de Russell, qui explique excellemment ce que fut son enjeu, même à ceux qui sont les plus réticents aux mathématiques.
Mais Bertrand Russell fut aussi un acteur engagé dans la vie sociale et politique – on lui doit entre autres la création du Tribunal Russell.
Vigueur polémique
En effet, ce prix Nobel appliqua son rationalisme non seulement aux problèmes théoriques mais aussi à sa propre vie pratique, ce qui le conduisit à critiquer sans concession l’irrationalisme sous toutes ses formes, en particulier les religions.
Cet aspect central de sa pensée est parfaitement illustré par un petit ouvrage au titre explicite, récemment publié par les éditions de l’Herne, « De la fumisterie intellectuelle ». Ce qui frappe d’emblée le lecteur d’aujourd’hui, c’est la vigueur polémique de Russell.
Publié en 1943, le livre est une charge contre la religion, en particulier le catholicisme, contre la propagande politique – il dénonce autant les bolcheviks que les nazis qu’il taxe de « malades mentaux » – et contre certaines croyances à l’égard des femmes, des nations, de la race ou de la maladie mentale.
Une réflexion qui s’inspire de la science
Ces croyances ont pour fonction, selon lui, d’alimenter des attitudes néfastes : « La peur collective favorise l’instinct grégaire et la cruauté envers ceux qui n’appartiennent pas au troupeau », souligne Russell, qui défend la nécessité de mener une réflexion dont les sciences nous ont montré une nouvelle voie. « La persécution est une arme propre à la théologie, et non à l’arithmétique : l’arithmétique, en effet, repose sur un savoir, mais la théologie repose simplement sur des opinions », assène Russell.
En notre époque de relativisme généralisé, la défense sans concession de Bertrand Russell du rationalisme comme moyen d’établir des jugements vrais apparaît tout compte fait plutôt stimulante et libératrice : « Surmonter sa peur, c’est le premier pas vers la sagesse dans la recherche de la vérité comme dans la quête d’une vie digne », assure ainsi Russell, un auteur qu’il faut (re)découvrir.
Un philosophe qui ne passe pas à la télévision
Rationaliste Vincent Descombes l’est. Ce directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) ne passe pas à la télévision, n’a pas de site internet dédié, mais fait pourtant partie de ces philosophes reconnus et discutés par leurs pairs.
Depuis plus de quarante ans, il élabore une œuvre exigeante jalonnée en moins d’une quinzaine d’ouvrages qui couvrent pratiquement tous les domaines – de la philosophie politique à la métaphysique en passant par la littérature. La publication d’un livre d’entretiens, sobrement intitulé « Exercices d’humanité », avec un autre philosophe, Philippe de Lara, offre une excellente introduction à son travail.
Etudiant, dans les années 1960, il eut pour maîtres Jacques Derrida, Paul Ricoeur, ou encore Cornelius Castoriadis avant d’élargir considérablement son horizon grâce à un long séjour au Canada et aux Etats-Unis. Il y découvre une autre tradition, celle de la philosophie anglo-saxonne, analytique, où l’analyse du langage prime.
Pas de goût pour la surenchère nietzschéenne
Puisant à différents sources pour élaborer son propre travail, Vincent Descombes ne rejette pas la « French Theory », mais n’a jamais goûté la surenchère nietzschéenne ou heideggerienne. Il a été davantage influencé par les travaux de l’anthropologue Louis Dumont, ou encore d’Elisabeth Anscombe, une élève de Ludwig Wittgenstein.
Son travail de réflexion veut répondre à un questionnement spécifique : « Ce que nous croyons savoir, comment le signifions-nous? » Ainsi, celui qu’il mène sur la notion d’identité, en particulier les redoutables problèmes posés pour définir « l’individu collectif ». Ainsi, si nous prenons le cas de la France. Est-elle la somme des individus français ou bien une totalité qui diffère de cette simple somme ?
Cela paraît technique et pourtant la réponse est essentielle pour le citoyen, par exemple pour comprendre comment aborder l’intégration européenne ? La nation est-elle « soluble » dans une entité plus large comme une fédération ou pas ? Vincent Descombes apporte un subtil éclairage sur ces points.
Récuser toute espèce de dualisme
Pour autant, on ne trouvera pas de recettes. « Les analyses logiques ne vont pas résoudre nos problèmes techniques. Ce qu’elles peuvent faire, c’est nous aider à mieux penser ces problèmes, ou à lever d’énormes confusions dans l’énoncé même de ces problèmes », indique Vincent Descombes.
Autre exemple d’analyse, celle du « moi » dans nos sociétés devenues individualistes : Vincent Descombes réinterprète à cet égard le rapport entre le sujet et l’objet posé par Descartes, en montrant, sous un nouvel éclairage, que la conception de l’auteur du « Discours de la méthode » offre la possibilité d’élaborer une « philosophie de l’action » qui « récuse toute espèce de dualisme » en permettant de « rétablir agent et patient, sujet et objet comme des statuts, comme des positions, comme des fonctions, et non pas du tout comme des entités ».
Loin de prendre la pose héroïque du penseur, Vincent Descombes défend une conception de la philosophie qui n’est pas en situation de supériorité mais qui, au contraire, joue un rôle modeste mais, au final, plus solide à long terme : « Ce qu’à mes yeux le philosophe peut faire, c’est attirer l’attention des uns et des autres sur des malentendus et des sophismes qui encombrent nos débats publics et qui font que, surtout sur ces thèmes politiques, on a l’impression de tourner en rond… Le philosophe ne saurait prédire l’avenir. » Nous voilà prévenus.
Pensée désespérante
Certains lecteurs qui préfèrent l’hédonisme défendu par Michel Onfray ou une vie réussie prônée Luc Ferry pourront trouver cette pensée désespérante…
Pourtant, si l’on en suit Frédéric Schiffter, « philosophe sans qualités », comme il se définit lui-même, ce désespoir n’est pas très grave. Son dernier ouvrage s’intitule en effet « Le charme des penseurs tristes. »
Ce professeur dans un lycée de Biarritz, auteur de plusieurs ouvrages aux titres suggestifs comme « Sur le blabla et le chichi des philosophes » ou « Traité du cafard », revisite la philosophie « triste » sous forme de portraits : Socrate, La Rochefoucauld, Cioran. Mais aussi, plus inattendus, Mme du Deffand, Hérault de Séchelles, Albert Caraco, Henri Roorda ou encore Roland Jaccard. A ses yeux, ces personnalités très diverses ont un point commun : la lucidité.
Car si les philosophies ont surtout recherché à valoriser la joie, souvent brillante, Schiffter voit dans la tristesse ou la mélancolie un « ralentissement de l’être », « infirmité handicapante pour participer pleinement au manège social, sans doute, mais propice à en contempler avec clarté et distinction les rouages, les péripéties, les ridicules, le tragique, et, parfois, à le décrire », explique-t-il.
Élégance du style et érudition discrète
Mais ne nous fions pas, là aussi, à la modestie affichée. A travers cette galerie de singularités, Frédéric Schiffter, mariant l’élégance du style à l’érudition discrète, s’inscrit dans la lignée de ces philosophes – de Lucien de Samosate à Cioran en passant par Schopenhauer -, qui ne veulent pas se raconter d’histoires et croire aux fables optimistes dont on nous abreuve.
Pour autant, cette philosophie ne prône pas la passivité : « Pour l’homme cultivé, le passé est un objet de curiosité, pour l’homme d’action une source d’enseignements », dit Frédéric Schiffter. Et il est vrai qu’on sort de la lecture de cet éloge des penseurs tristes plutôt revigoré!
– Damien Theillier et Augustin Celier « Un chemin de liberté. La philosophie de l’Antiquité à nos jours », éditions Berg International, 240 pages, 16 euros.
– Paulin Ismard « L’événement Socrate », éditions Flammarion, 303 pages, 21 euros.
– Bertrand Russell « De la fumisterie intellectuelle », éditions de L’Herne, préface de Jean Bricmont, traduit de l’anglais par Myriam Dennehy, 102 pages, 15 euros.
– Vincent Descombes « Exercices d’humanité », Dialogue avec Philippe de Lara, éditions Les Dialogues des petits Platons, 183 pages, 18 euros.
– Frédéric Schiffter « Le charme des penseurs tristes », éditions Flammarion, 167 pages, 17 euros.
Source Article from http://www.latribune.fr/opinions/tribunes/20131113trib000795535/au-dela-des-blockbusters-philosophiques.html
Source : Gros plan – Google Actualités
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