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Brasses coulées à Marseille – Le Monde

La piscine Nord, à Marseille, fermée depuis mai 2011.

Un ballon traîne au fond de la piscine Nord. Vestige probable d’un match de foot improvisé entre ados du quartier. Sur l’ancien solarium, d’où le regard embrasse la rade de Marseille, des débris s’empilent : morceaux de vitres, parpaings placés là pour s’asseoir et profiter de la vue. Depuis mai 2011, plus personne ne traverse à la nage les 25 mètres de la piscine Nord, construite en 1968 au pied des cités du 15e arrondissement de Marseille. Le bassin est béant ; les vestiaires et les douches portent les traces de dégradations nocturnes et les tuyaux de cuivre ont été arrachés. « La mairie nous a dit : on ferme pour faire des travaux pendant l’été. A la rentrée, vous retrouverez vos créneaux pour le club, se souvient Thierry Campana, président de Marseille nord Natation, cent adhérents à l’époque, soixante-dix aujourd’hui. Deux ans après, nos nageurs s’entraînent toujours ailleurs. »

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A Marseille, la piscine Nord n’est pas un cas unique. En 2008, la deuxième ville de France comptait vingt-deux bassins municipaux. Il en reste quatorze, dont deux fermés cet hiver pour « travaux de réfection ». Au comité régional de natation, on estime qu’il manque 7 000 m2 de bassins – pour 5 500 m2 existants.

Dans les quartiers nord, qui regroupent cinq arrondissements, c’est l’hécatombe. Quatre sites ont fermé et ressemblent désormais à des squats. Il ne subsiste plus que quatre piscines pour 285 000 habitants. Une seule ouvre le samedi, aucune le dimanche. « Je ne connais pas grand monde qui pratique la natation dans ces quartiers, lâche William Benedetto, le directeur du cinéma Art & Essai L’Alhambra, qui travaille et vit sur ces territoires. Ceux qui nagent vont plutôt dans les villages voisins, comme Les Pennes-Mirabeau, où ils sont sûrs de trouver des bassins ouverts. Mais, pour ça, il faut une voiture. »

En déployant leur grande carte de Marseille, Guillaume Lecuivre et Christine Quenette ont un air gêné. Début 2012, le directeur départemental adjoint de l’académie d’Aix-Marseille a confié une mission à sa conseillère pédagogique : évaluer et repenser l’enseignement de la natation. Six mois plus tard, le constat les a laissés groggy : « On pressentait de mauvais chiffres, mais pas à ce point », glisse Mme Quenette. Selon les tests pratiqués à l’entrée en classe de sixième, 55 % des petits Marseillais ne réussissent pas les gestes du « savoir nager », c’est-à-dire avancer dans l’eau sur une quinzaine de mètres.

DEUX CHAMPIONS OLYMPIQUES DE NATATION

Voilà pour la moyenne, médiocre pour une ville bordée par 57 km de littoral et qui, en 2012, a donné à la France deux champions olympiques de natation. Mais, sur la carte, la réalité est plus brutale encore. « On monte à 75 % de non-nageurs dans les quartiers nord, au centre-ville et dans la vallée de l’Huveaune, les zones les plus populaires de Marseille, admet Christine Quenette. Avec des pointes à 90 % dans certaines cités. »

Pap N’Diaye, professeur à Sciences Po Paris, a étudié l’histoire des piscines municipales américaines et n’est pas surpris. « Aux Etats-Unis, observe-t-il, 69 % des enfants noirs ne savent pas nager. Les statistiques marseillaises sont comparables avec celles des grands ghettos américains. Elles traduisent le manque de piscines dans les quartiers populaires, tout comme celui des services publics en général. A Marseille, la présence de la mer pourrait compenser. Cela ne semble pas être le cas. »

Educateur, originaire des quartiers nord, Serge Viciana, 55 ans, se désespère : « Ça m’a frappé cet été sur la plage de Corbières, à l’Estaque, se souvient-il. Quand j’ai vu tous ces ados sur le sable ou dans l’eau, mais là où ils avaient pied, j’ai eu un flash. Comme un retour dans les années 1960, quand la plupart des gens de ma génération ne savaient pas nager. »

« Dans les quartiers, les gamins ont pris cette habitude : à part le foot et la boxe, tu n’as rien, note Nassurdine Haidari, Comorien d’origine, élu PS du 1er secteur et délégué régional du Conseil représentatif des associations noires (CRAN). Moi, j’ai appris à nager à 25 ans. La ghettoïsation pousse à une approche des loisirs très spécifique. »

En décembre, après plusieurs semaines de consultation auprès des habitants, le Collectif des quartiers populaires de Marseille (CQPM) a édité ses « 101 propositions d’urgence ». Au numéro 75, une demande simple : « L’ouverture des piscines municipales au public, leur restauration et leur maintien en état de marche. » « Dans ce cas comme dans d’autres, s’enflamme Mohammed Ben Saada, une des locomotives du CQPM, on parle de ségrégation. Tout fait système : l’accès aux piscines, l’état déplorable des gymnases et des stades. Il y a une frontière invisible entre le nord et les autres quartiers de Marseille. »

« Combien de fois les élus nous ont envoyé à la gueule que les gamins n’avaient qu’à apprendre à nager à la mer ? », s’indigne Thierry Campana. Lui a organisé des sit-in devant sa piscine fermée. En vain.

Dans la ville où s’entraînent Florent Manaudou, Fabien Gilot et les autres champions du Cercle des nageurs de Marseille, Raymond Tappero, président du comité régional de natation, pointe un autre paradoxe : « La présence d’une élite provoque un accroissement des licenciés. Ici, les clubs manquent de place et refusent des inscrits ; 80 % de leurs adhérents sont originaires des quartiers plutôt favorisés. Sportivement, on loupe des talents. »

LES INSTITUTEURS NE SAVENT PAS ENSEIGNER LA NATATION

Face aux statistiques et à la grogne, la mairie de Jean-Claude Gaudin (UMP), à la tête de la ville depuis dix-huit ans, réfute toute responsabilité. Dans son bureau proche du Stade-Vélodrome, dont la rénovation va coûter plus de 370 millions d’euros, l’adjoint aux sports Richard Miron aligne les chiffres : taux de fréquentation – public et associations – des piscines largement au-dessous de la moyenne, coût de fonctionnement élevé (10 millions d’euros par an), travaux d’entretien réguliers (8 millions depuis 2005)… « On me dit : “Il n’y a pas assez de piscines”, je réponds : “Que l’éducation nationale utilise déjà celles qui existent !” En 2012, 1 230 créneaux réservés aux écoles primaires sont restés libres. Pourquoi ? Si la moitié des enfants marseillais ne savent pas nager, c’est parce que les instituteurs ne savent pas enseigner la natation… Leurs syndicats ont voulu garder la mainmise sur cet apprentissage, on voit le résultat ! »

Des propos qui révoltent l’élu apparenté PS Pascal Chamassian. « En 2010, la mairie a retiré ses maîtres nageurs de l’enseignement de la natation pour faire des économies, rappelle-t-il. Elle en a le droit, mais rejeter aujourd’hui la faute sur les instituteurs constitue une vraie provocation. » Autre problème insoluble pour l’éducation nationale, la distance entre les piscines où les créneaux sont libres (plutôt au sud) et les écoles qui en ont besoin (à l’est, au centre et au nord). « On ne peut demander aux enfants de rester plus longtemps dans le bus que dans l’eau… », justifie-t-on à l’académie.

En 2012, celle-ci est allée jusqu’à tester des « séances scolaires en mer ». « Un échec, convient Christine Quenette. En juin, l’eau est encore trop froide. » A la rentrée 2013, l’académie a lancé un « plan pilote », pour les 4 898 élèves de CE1 de Marseille. « Les classes qui ont plus de 70 % de non-nageurs bénéficient de créneaux piscine doublés, soit vingt-quatre heures par an, explique la chargée de mission. Et dans celles où la majorité des enfants savent déjà nager, on n’envoie à la piscine que ceux qui en ont besoin. » A Marseille, situation unique en France, la natation en CE1 est donc désormais réservée aux non-nageurs. « Ce n’est pas équitable, admet le directeur départemental adjoint, mais c’est égalitaire. Notre obligation institutionnelle, c’est que tous acquièrent le “savoir nager” à la fin du CE1. »

DES PISCINES DANS TOUS LES QUARTIERS

Richard Miron, candidat aux municipales dans les 13e et 14e arrondissements, met en avant son « schéma directeur des piscines », présenté au conseil municipal en décembre 2008, qui prévoit le doublement de la surface de lignes d’eau pour un budget de 280 millions d’euros. « Le schéma est parfait sur le papier, répond Raymond Tappero. Des piscines dans tous les quartiers, quatre pôles aquatiques… Mais, depuis 2008, nous n’avons pas vu la première pierre du premier bassin nouveau. On sait tous que le budget coince. »

Pascal Chamassian soupire. « Dans les choix de la mandature Gaudin, il y a une patinoire qui a coûté près de 60 millions d’euros et demandé, en 2013, une subvention d’équilibre de 3 millions d’euros. Avec ces sommes, on aurait pu faire dix piscines ! C’est une faute politique. »

« Nos électeurs veulent des choix, rétorque Richard Miron. La municipalité a équipé les écoles primaires de self-services et financé Marseille capitale de la culture. Entre-temps, nous avons consolidé les piscines pour qu’elles ne s’écroulent pas sur la tête des gens. C’est déjà pas mal ! »

De fait, à quatre mois des municipales, l’enjeu est politique. Samia Ghali, maire socialiste des 15e et 16e arrondissements, candidate à sa succession, vient de convaincre le premier ministre, Jean-Marc Ayrault, et le président du conseil général, Jean-Noël Guérini (PS), de financer la rénovation de la piscine Nord, en 2014.

A 20 km de là, dans le très chic 7e arrondissement, le club privé des Dauphins est accroché à la corniche marseillaise depuis 1936. Eric Demech, son président, jongle avec des listes d’attente de plusieurs mois. « A l’époque de Defferre, tous les gamins allaient à la piscine, dit-il. Aujourd’hui, la mixité est difficile à trouver dans les bassins. Dommage, parce que la natation, ce n’est pas que du développement moteur. C’est aussi une prise de conscience qui aiderait bien les gamins des quartiers difficiles : tu changes de milieu, tu galères, mais tu apprends quelque chose de différent. »

Source Article from http://www.lemonde.fr/societe/article/2013/12/17/marseille-brasses-coulees_4336040_3224.html
Source : Gros plan – Google Actualités

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