Les récentes déclarations enflammées d’Arnaud Montebourg contre la concurrence, sa morgue affichée à l’endroit de l’autorité indépendante qui a mission de la garantir (« Vous, vous êtes nommé, moi, je suis élu. Donc, qui a raison ? Forcément, moi ! »), tout cela pourrait relever de l’anecdote. Une énième rodomontade d’un des spécimens les plus remarquables et constants de la classe politique française dans ses penchants étatistes, colbertistes et protectionnistes… Mais l’incident est bien plus révélateur qu’il n’y paraît. Autour de la concurrence et de son libre cours, se jouent la plupart des batailles de la modernisation de notre économie. Et, on peut toujours l’espérer, d’une forme d’exercice du pouvoir politique.
Ce fut flagrant ces dernières années dans le domaine des télécoms, qui a suscité ces envolées du ministre du redressement productif. C’est aussi de concurrence dont il est question depuis des mois dans cet affrontement ubuesque entre taxis et VTC, là où les tentatives de réforme par le haut étaient restées enterrées au fil des années dans les rapports qui les préconisaient. C’est encore elle qui agite le terrain de l’optique, de la vente de livres, de la distribution en général ou celui de l’hôtellerie. C’est la concurrence qui a poussé au débat sur les niveaux de TVA dans la presse. Et c’est en son nom que le gouvernement a été deux fois retoqué au Conseil constitutionnel en 2013 en matière d’assurance santé, ne pouvant imposer exclusivité ou avantage fiscal à certains acteurs au motif qu’une branche professionnelle les aurait choisis.
La douloureuse affirmation de l’Etat de droit
La classe politique française, dans sa grande majorité, honnit cette concurrence qui l’entrave. « Ce n’est pas une politique, la concurrence ; c’est l’absence de politique… », avait asséné Arnaud Montebourg dans sa dernière saillie. Un extraordinaire aveu, peut-être inconscient, de ce qu’est pour lui – mais aussi pour bien d’autres – la « politique » : une culture de l’impérium, du juridique soumis à la volonté de la majorité, à l’instar du fameux « juridiquement tort car politiquement minoritaire » d’André Laignel dans le débat sur les nationalisations de 1981. Et dont le « Qui a raison ? Forcément, moi ! » d’Arnaud Montebourg n’est qu’une nouvelle version, plus de 30 ans après.
Ce faisant, cette « politique »-là vit douloureusement l’affirmation de l’Etat de droit. Conseil constitutionnel, Conseil d’Etat, Autorité de la concurrence, Arcep… Toutes juridictions et autorités qui, en France et le cas échéant au niveau européen, viennent brider sa créativité et ses grands ou petits desseins. Car pour ce monde politique tant imprégné de grandeur passée, de raison d’Etat, de culture de l’Homme providentiel et de sacralisation du suffrage universel dont l’onction autoriserait tout, il est pénible d’avoir à se plier à des décisions de simples juges et fonctionnaires. Au pays de Montesquieu, paradoxalement, la séparation des pouvoirs, les principes fondamentaux du droit et le bloc de constitutionnalité passent ainsi pour de fâcheux empêcheurs de légiférer en rond.
« Le triomphe sans partage de l’économie de marché »
Il y a des raisons institutionnelles à cette culture politique française, qui ne connaît pas vraiment de frontières partisanes. D’abord la confiscation du législatif par l’exécutif. Celui-ci a toutes les incitations à délaisser la gestion pratique et quotidienne de ses administrations et établissements au profit de la production de lois qui sont bien plus médiatiques et rentables pour la carrière d’un politique. Y compris lorsqu’elles restent incantatoires, bavardes ou sans effet. Et surtout dans un univers où la norme est la carrière politique à vie, faute de limitation au cumul des mandats dans le temps, et où la communication des faits et gestes les plus marquants tient lieu d’états de service.
Au-delà du fonctionnement institutionnel, il y a le sentiment d’une remise en cause des marges de manœuvre de ces prérogatives privilégiées. Du fait de la construction européenne et d’une affirmation d’autorités judiciaires et administratives. Mais plus encore sous l’effet de la mondialisation et du triomphe sans partage de l’économie de marché. Au fond, si les Français n’aiment guère l’une et l’autre, c’est déjà parce que les politiques de tous bords s’en méfient, voire les détestent.
La défense des rentes contre l’innovation
Pour un politique français, s’affirmer dans ce contexte totalement chamboulé en trois décennies, c’est donc revendiquer son droit au meccano industriel ou financier, à la protection de rentes et à la fortification de barrières à l’entrée sur un marché. Au nom de l’édification de « champions nationaux », qui lui ont pourtant logiquement échappé au fur et à mesure de leur construction. Ou encore au prétexte de la défense de ceux qui sont attaqués par l’innovation, en confondant déni du changement et accompagnement de ses conséquences. Et parfois juste pour le plaisir d’affirmer son autorité, voire pour des raisons prosaïques inavouables, quand pointent les conflits d’intérêts.
Quel gâchis. Car défendre et promouvoir la concurrence, c’est justement le meilleur moyen de réconcilier des citoyens à la fois consommateurs et salariés. Le côté pile qui aime les prix bas et le côté face qui craint pour l’emploi et le salaire. Une vraie politique de concurrence, c’est le seul levier pour donner sa chance aux plus petits face aux plus puissants, pour dynamiser un terreau entrepreneurial national qui reste sinon étouffé par les monopoles publics ou privés et les importateurs.
Un recentrage indispensable
Et cela doit aller très loin, par exemple en réalisant qu’un modèle social très lourd et uniforme, avec ses dispositions légales et les couches que rajoutent les conventions collectives, est la première entrave à une concurrence non faussée. Les contraintes que des grands groupes savent absorber et mutualiser, et parfois tourner à leur avantage, sont souvent des obstacles dirimants au développement des petites entreprises.
De même qu’une sphère publique hypertrophiée, c’est autant d’avantages indirects et souvent imperceptibles pour les plus forts. Le meilleur des « Small Business Act », ce serait déjà de faire reculer fortement la part du secteur public dans l’économie et les rentes inévitables qui en résultent pour les mieux armés.
Il ne faut bien sûr être ni naïf, ni simpliste, et dans bien des cas, définir les règles optimales de concurrence peut être complexe, par exemple quand il faut partager une ressource rare, un réseau unique, etc. Ou quand les règles sont faussées en matière de commerce international, et qu’il faut savoir répliquer à des soutiens asymétriques qui ne sont pas justifiés par des phases différentes de développement. Mais avec un recentrage indispensable sur la réforme et la gestion d’une sphère publique qui en a tant besoin, l’engagement à garantir et favoriser la concurrence devrait être la nouvelle frontière de l’action politique en France.
Source Article from http://www.latribune.fr/blogs/le-blog-du-contrarian/20140211trib000814757/la-concurrence-l-ultime-frontiere.html
Source : Gros plan – Google Actualités
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